• --------------

    un saule de cristal, un peuplier d'eau sombre,
    un haut jet d'eau que le vent arque,
    un arbre bien planté mais dansant,
    un cheminement de rivière qui s'incurve,
    avance, recule, fait un détour
    et arrive toujours...

    un cheminement calme
    d'étoile ou de printemps sans hâte,
    une eau aux paupières fermées
    qui jaillit toute la nuit en prophéties,
    unanime présence en houle,
    vague après vague jusqu'à tout recouvrir,
    verte souveraineté sans crépuscule
    comme l'éblouissement des ailes
    quand elles s'ouvrent dans le milieu du ciel,

    un cheminement entre les épaisseurs
    des jours futurs et du funeste
    éclat du malheur comme un oiseau
    pétrifiant la forêt par son chant
    et les félicités imminentes
    entre les branches qui s'évanouissent,
    heures de lumière que grignotent déjà les oiseaux,
    présages qui s'échappent de la main,

    une présence comme un chant soudain,
    comme le vent chantant dans l'incendie,
    un regard qui retient en suspend
    le monde avec ses mers et ses montagnes,
    corps de lumière filtré par une agate,
    jambes de lumière, ventre de lumière, baies,
    roche solaire, corps couleur de nuage,
    couleur du jour rapide qui bondit,
    l'heure scintille et prend corps,
    le monde, oui, il est visible par ton corps,
    il est transparent grâce à ta transparence,

    je vais entre des galeries de sons,
    je flue entre les présences résonnantes,
    je vais au travers les transparences comme un aveugle,
    un reflet m'efface, je nais dans un autre,
    ô forêt de piliers enchantés,
    sous les arcs de la lumière je pénètre
    les couloirs d'un automne diaphane,

    je vais au travers ton corps comme par le monde,
    ton ventre est une place ensoleillée,
    tes seins sont deux églises où l'on célèbre
    le sang et ses mystères parallèles,
    mes regards te couvrent comme du lierre,
    tu es une ville que la mer assiège,
    une muraille que la lumière divise
    en deux moitiés de couleur pêche,
    un lieu de sel, de roches et d'oiseaux
    sous la loi du midi ébahi,

    vêtue par la couleur de mes désirs
    comme ma pensée tu vas nue,
    je vais au travers tes yeux comme par l'eau,
    les tigres boivent le rêve de ces yeux,
    le colibri se brûle dans ces flammes,
    je vais au travers ton front comme par la lune,
    comme le nuage au travers ta pensée,
    je vais au travers ton ventre comme par tes rêves,

    ta jupe de maïs ondule et chante,
    ta jupe de cristal, ta jupe d'eau,
    tes lèvres, tes cheveux, tes yeux,
    toute la nuit tu es pluie, tout le jour
    tu ouvres ma poitrine avec tes doigts d'eau,
    tu fermes mes yeux avec ta bouche d'eau,
    sur mes os tu es pluie, dans ma poitrine
    un arbre liquide creuse des racines d'eau,

    je vais au travers tes formes comme par un fleuve,
    je vais au travers ton corps comme par une forêt,
    comme par un sentier dans la montagne
    qui se termine en un abîme abrupt
    je vais au travers tes pensées effilées
    et à la sortie de ton front blanc
    mon ombre précipitée se brise,
    je recueille mes fragments un à un
    et je poursuis sans corps, je cherche à tâtons,

    couloirs sans fin de la mémoire,
    portes ouvertes vers un salon vide
    où pourrissent tous les étés,
    les bijoux de la soif brillent tout au fond,
    visage évanoui dès que je me le remémore,
    main qui s'effrite si je la touche,
    cheveux d'araignées en tulmute
    sur des sourires d'il y a tant d'années,

    à la sortie de mon front je cherche,
    je cherche sans trouver, je cherche un instant,
    un visage d'éclair et d'orage
    courant entre les arbres nocturnes,
    visage de pluie dans un jardin d'obscurités,
    eau tenace qui flue à mon côté,

    je cherche sans trouver, j'écris en tête-à-tête
    il n'y a personne, tombe le jour, tombe l'année,
    je tombe dans l'instant, je tombe au fond,
    invisible chemin sur des miroirs
    qui répètent mon image brisée,
    je marche depuis des jours, instants cheminés,
    je marche sur les pensées de mon ombre,
    je marche sur mon ombre en quête d'un instant,

    je cherche une date vive comme l'oiseau,
    je cherche le soleil dès cinq heures du soir
    tempéré par les murs de brique rouge:
    l'heure mûrissait ses grappes
    quand elle s'ouvrait sortaient les jeunes filles
    de son entraille rosée et elles s'éparpillaient
    parmi les cours dallées du collège,
    haute comme l'automne elle cheminait
    enveloppée par la lumière sous l'arcade
    et l'espace en l'entourant l'habillait
    d'une peau plus dorée et transparente,

    tigre couleur de lumière, cerf brun
    dans les environs de la nuit,
    j'ai entrevu une jeune fille penchée
    sur les balcons verts de la pluie,
    adolescent visage innombrable,
    j'ai oublié ton nom, Mélusine,
    Laure, Isabelle, Perséphone, Marie,
    tu as tous les visages et aucun,
    tu es toutes les heures et aucune,
    tu ressembles à l'arbre et au nuage,
    tu es tous les oiseaux et un astre,
    tu ressembles au tranchant de l'épée
    et à la coupe de sang du bourreau,
    lierre qui avance, enveloppe et déracine
    l'âme et la divise d'elle-même,

    écriture de feu sur le jade,
    crevasse dans la roche, reine des serpents,
    colonne de vapeur, source dans le roc,
    cirque lunaire, pic des aigles,
    grain d'anis, épine minuscule
    et mortelle qui donne des peines immortelles,
    bergère des vallées sous-marines
    et gardienne de la vallée des morts,
    liane qui pend au bord du précipice,
    plante grimpante, plante vénéneuse,
    fleur de résurrection, raisin de vie,
    dame de la flûte et de l'éclair,
    terrasse du jasmin, sel dans la plaie,
    bouquet de roses pour le fusillé,
    neige en août, lune de l'échafaud,
    écriture de la mer sur le basalte,
    écriture du vent dans le désert,
    testament du soleil, grenade, épi,

    visage en flammes, visage dévoré,
    adolescent visage persécuté
    années fantômes, jours circulaires
    qui donnent dans la même cour, sur le même mur,
    l'instant brûle et ils sont un seul visage
    les successifs visages de la flamme,
    tous les noms sont un seul nom,
    tous les visages sont un seul visage,
    tous les siècles sont un seul instant
    et pour des siècles et des siècles
    une paire d'yeux ferme le passage au futur,

    il n'y a rien face à moi, rien qu'un instant
    racheté cette nuit, contre un rêve
    d'union d'images rêvées,
    durement sculpté contre le rêve,
    arraché au rien de cette nuit,
    à bout de bras, soulevé lettre à lettre,
    tandis que le temps se jette dehors
    et il cogne aux portes de mon âme
    ce monde avec son horaire sanguinaire,

    un instant, un instant seulement tandis que les villes,
    les noms, les saveurs, le vécu,
    s'effritent sur mon front aveugle,
    tandis que la pesanteur de la nuit
    humilie ma pensée et mon squelette,
    et mon sang circule plus lentement
    et mes dents se gâtent et mes yeux
    s'embrument et les jours et les ans
    accumulent leurs horreurs vides,

    tandis que le temps ferme son éventail
    et qu'il n'y a rien derrière ses images
    l'instant s'abîme et surnage,
    entouré de mort, menacé
    par la nuit et son lugubre bâillement,
    menacé par le brouhaha
    de la mort vivace et masquée
    l'instant s'abîme et se pénètre,
    comme un poing qui se serre, comme un fruit
    qui mûrit vers l'intérieur de lui-même
    et lui-même se boit et se répand
    l'instant translucide se ferme
    et mûrit vers l'intérieur, pousse en racines,
    croit à l'intérieur de moi, m'occupe entièrement,
    son feuillage délirant m'expulse,
    mes pensées seulement sont ses oiseaux,
    son mercure circule par mes veines,
    arbre mental, fruits saveur de temps,

    ô vie à vivre et déjà vécue,
    temps qui revient en une marée
    et se retire sans tourner le visage,
    ce qui s'est passé n'est pas mais commence à être
    et silencieusement se jette
    en un autre instant qui s'évanouit:

    face au soir de salpêtre et de pierre
    armée de couteaux invisibles
    d'une rouge écriture indéchiffrable
    tu écris sur ma peau et ces plaies
    comme un vêtement de flammes me recouvrent,
    je brûle sans me consumer, je cherche l'eau
    et dans tes yeux il n'y a pas d'eau, ils sont de pierre,
    et tes seins, ton ventre, tes hanches
    sont de pierre, ta bouche a un goût de poussière,
    ta bouche a un goût de temps empoisonné,
    ton corps a un goût de puits condamné,
    passage de miroirs que répètent
    les yeux de l'assoiffé, passage
    qui revient toujours à son point de départ,
    et tu me conduis, aveugle, par la main
    à travers ces galeries obstinées
    jusqu'au centre du cercle et tu surgis
    comme un éclat qui se fige en hache,
    comme une lumière écorchée, fascinante
    comme l'échafaud du condamné,
    flexible comme le fouet et svelte
    comme l'arme sœur de la lune,
    et tes paroles tranchantes creusent
    ma poitrine et me dépeuplent et me vident,
    un à un, tu arraches mes souvenirs,
    j'ai oublié mon nom, mes amis
    grondent parmi les porcs ou pourrissent
    mangés par le soleil dans un fossé,

    il n'y a rien en moi qu'une large plaie,
    un creux que jamais personne ne fouille,
    présent sans fenêtres, pensée
    qui revient, se répète, se reflète
    et se perd dans sa propre transparence,
    conscience transpercée par un oeil
    qui se regarde se regarder jusqu'à se noyer
    de clarté:

    moi j'ai vu ton atroce écaille,
    Mélusine, briller, verdâtre, à l'aube,
    tu dormais enroulée dans les draps
    et au réveil tu as crié comme un oiseau
    et tu es tombée sans fin, cassée et blanche,
    rien n'est resté de toi, rien que ton cri
    et à la fin des siècles je me découvre
    avec de la toux et une mauvaise vue, mélangeant
    de vieilles photos:

    il n'y a personne, tu n'es personne,
    une montagne de cendres et un balai,
    un couteau ébréché et un plumeau,
    une peau pendue à quelques os,
    une grappe déjà sèche, un trou noir
    et dans le fond du trou les deux yeux
    d'une enfant noyée d'il y a mille ans,

    regards enterrés dans un puits,
    regards qui nous voient depuis le début des temps,
    regard enfant de la mère vieille
    qui voit dans le fils grand un père jeune,
    regard mère de la fille solitaire
    qui voit dans le père grand un fils enfant,
    regards qui nous regardent depuis le fond
    de la vie et sont les pièges de la mort
    - où est l'envers: tomber dans ces yeux
    est-ce revenir à la vie véritable ?

    tomber, revenir, me rêver et que me rêvent
    d'autres yeux futurs, une autre vie,
    d'autres nuages, mourir d'une autre mort !
    - cette nuit me suffit, et cet instant
    qui n'en finit pas de s'ouvrir et de me révéler
    où j'étais, qui je fus, comment tu t'appelles,
    comment moi je m'appelle:

    pouvais-je bâtir des plans
    pour l'été -et tous les étés-
    à Christopher Street, il y a dix ans,
    avec Phyllis qui avait deux fossettes,
    où les moineaux buvaient la lumière ?,
    sur la place de la Réforme Carmen me disait-elle
    "l'air ne pèse rien, ici c'est toujours octobre"
    ou l'aurait-elle dit à l'autre que j'ai perdu
    ou l'aurais-je inventé et personne ne me l'a dit ?,
    aurais-je marché dans la nuit d'Oaxaca,
    immense et vert foncé comme un arbre,
    parlant seul comme le vent fou
    et en arrivant à ma chambre -toujours une chambre-
    les miroirs ne m'auraient-ils pas reconnu?
    depuis l'hôtel Vernet nous avons vu l'aube
    danser avec les châtaigniers -"il est déjà très tard"
    disais-tu en te peignant et moi, aurais-je vu
    des taches sur le mur sans rien dire?,
    sommes-nous montés ensemble à la tour, avons-nous vu
    tomber le soir depuis le récif ?,
    avons-nous mangé des raisins à Bidart ?, avons-nous acheté
    des gardénias à Perote ?,

    noms, places, rues après rues, visages, marchés, rues,
    gares, un parc de stationnement, chambres seules,
    taches sur le mur, quelqu'un qui se peigne,
    quelqu'un qui chante à mes côtés, quelqu'un qui s'habille,
    chambres, endroits, rues, noms, chambres,

    sur la Place de l'Ange les femmes
    cousaient et chantaient avec leurs enfants,
    et l'alarme sonna et fusèrent les cris,
    les maisons s'agenouillaient dans la poussière,
    tours fendues, fronts sculptés
    et l'ouragan des moteurs, imagine:
    les deux se dénudèrent et s'aimèrent
    pour défendre notre portion d'éternité,
    notre ration de temps et de paradis,
    toucher notre racine et nous recouvrer,
    recouvrer notre hérédité arrachée
    par des voleurs de vie d'il y a mille siècles,
    les deux se dénudèrent et s'embrassèrent
    parce que les nudités enlacées
    bondissent par-dessus le temps et sont invulnérables,
    rien ne les touche, elles reviennent au commencement,
    il n'y a pas de toi ni de moi, pas de demain, pas d'hier ni de noms,
    la vérité des deux en un corps et une âme seulement,
    ô être total... chambres à la dérive

    entre des villes qui vont à pic,
    chambres et rues, noms comme des plaies
    la chambre avec fenêtre donne vers d'autres chambres
    avec le même papier décoloré
    où un homme en chemise lit le journal
    où repasse une femme, la chambre claire
    que visitent les branches d'un pêcher;
    l'autre chambre: dehors il pleut toujours
    et il y a une cour et trois enfants oxydés
    les chambres sont des vaisseaux qui se bercent
    dans une baie de lumière; ou des sous-marins:
    le silence s'espace en vagues vertes,
    tout ce que nous touchons devient phosphorescent;
    mausolées de luxe, déjà rongés
    les portraits, déjà rongés les tapis;
    trappes, cellules, cavernes enchantées,
    volières et chambres numérotées,
    tous se transfigurent, tous s'envolent,
    chaque moulure est nuage, chaque porte
    donne sur la mer, sur les champs, sur l'air, chaque table
    est un festin; fermés comme des coquillages
    le temps inutilement les assiège,
    il n'y a pas de temps, non, ni de mur: l'espace, l'espace
    ouvre sa main, choisis cette richesse,
    coupe les fruits, mange une tranche de vie,
    étends-toi au pied de l'arbre, bois l'eau!

    tout se transfigure et devient sacré,
    c'est le centre du monde en chaque chambre,
    c'est la première nuit, le premier jour,
    le monde naît quand deux s'embrassent,
    goutte de lumière née des entrailles transparentes
    la chambre comme un fruit s'entrouvre
    ou explose comme un astre taciturne
    et les lois rongées par les rats,
    les grilles des banques et des prisons,
    les grilles de papier, les fils de fer barbelés,
    les timbres et les épines et les piquants,
    le sermon monocorde des armes,
    le scorpion mielleux avec un bonnet,
    le tigre avec un haut de forme, président
    du Club Végétarien et de la Croix Rouge,
    l'âne pédagogue, le crocodile
    devenu rédempteur, père des peuples,
    le Chef, le requin, l'architecte
    de l'avenir, le porc en uniforme,
    le fils béni de l'Eglise
    qui lave sa noire dentition
    avec de l'eau bénite et prend des cours
    d'anglais et de démocratie, les parois
    invisibles, les masques pourris
    qui divisent l'homme des hommes,
    contre l'homme de lui-même,

    ils s'abattent en un instant immense et nous entrapercevons
    notre unité perdue, la détresse
    d'être des humains, la gloire d'être des humains
    et de partager le pain, le soleil, la mort,
    l'oubli effrayant d'être des vivants;

    aimer c'est combattre, si deux s'embrassent
    le monde change, ils incarnent les désirs,
    la pensée incarnée, des ailes poussent
    au dos de l'esclave, le monde
    est réel et tangible, le vin est vin,
    le pain retrouve le goût du pain, l'eau est eau,
    aimer c'est combattre, c'est ouvrir des portes,
    c'est en finir enfin d'être fantôme avec un matricule
    à perpétuité condamné aux chaînes
    par un maître sans visage;

    le monde change si deux se regardent et se reconnaissent,
    aimer c'est se dénuder des noms:
    « laisse-moi être ta putain » ,sont les mots
    d'Héloïse, mais il céda aux lois,
    la prit pour épouse et en prime
    on finit par le castrer;
    mieux vaut le crime
    les amants suicidés, l'inceste
    des frères comme deux miroirs
    amoureux de leur ressemblance,
    mieux vaut manger le pain envenimé,
    l'adultère dans des lits de cendre,
    les amours féroces, le délire,
    le lierre empoisonné, le sodomite
    qui porte un oeillet à la boutonnière
    un crachat, mieux vaut être lapidé
    sur les places publiques que laisser se retourner la roue du destin
    qui presse jusqu'à la pulpe la substance de la vie,
    l'éternité se change en heures creuses,
    les minutes en prisons, le temps
    en monnaie de cuivre et en merde abstraite;

    mieux vaut la chasteté, fleur invisible
    qui se balance dans les tiges du silence,
    ce difficile diamant des saints
    qui filtre les désirs, rassasie le temps,
    noces de la quiétude et du mouvement,
    la solitude chante dans sa corolle,
    chaque heure est un pétale de cristal,
    le monde se dépouille de ses massacres
    et en son centre, vibrante transparence,
    celui qu'on nomme Dieu, l'être sans nom,
    se contemple dans le rien, l'être sans visage
    émerge de lui-même, soleil d'entre les soleils,
    plénitude d'entre les présences et les noms;

    je poursuis mes divagations, chambres, rues,
    je marche à tâtons au travers les couloirs
    du temps et je gravis et descends ses marches
    et ses murs, je tâtonne et ne bouge pas,
    je reviens d'où j'ai commencé, je cherche ton visage,
    je marche au travers les rues de moi-même
    sous un soleil sans âge, et toi à mes côtés
    tu marches comme un arbre, comme un fleuve
    tu marches et me parles comme un fleuve,
    tu croîs comme un épi entre mes mains,
    tu frémis comme un écureuil entre mes mains,
    tu voles comme mille oiseaux, ton rire
    m'a couvert de mousse, ta tête
    est un astre si petit entre mes mains,
    le monde reverdit si tu souris
    en mangeant une orange,

    le monde change si deux, vertigineux et enlacés,
    tombent dans l'herbe: le ciel descend,
    les arbres s'élancent, l'espace
    seul est lumière et silence, seul l'espace
    s'ouvre dans la pupille de l'oeil,
    passe la blanche tribu des nuages,
    le corps rompt les amarres, l'âme s'élance,
    nous perdons nos noms et flottons
    à la dérive entre le bleu et le vert,
    temps total où rien ne se passe
    rien que son propre passage heureux,

    rien ne se passe, tu te tais, tu cilles des paupières
    (silence: un ange a traversé cet instant
    grand comme la vie de cent soleils),
    rien ne se passe, seulement ce cillement ?
    - et le festin, le désert, le premier crime,
    la mâchoire de l'âne, le bruit opaque
    et le regard incrédule du mort
    en tombant dans la surface cendrée,
    Agamemnon et son beuglement immense
    et le cri répété de Cassandre
    plus fort que les cris des vagues,
    Socrate enchaîné (le soleil naît, mourir
    est se réveiller: « Criton, un coq
    pour Esculape, et me voilà guérit à vie » ;
    le chacal qui déserta entre les ruines
    de Ninive, l'ombre qui vit Brutus
    avant la bataille, Moctezuma
    dans le lit d'épines de son insomnie,
    le voyage dans la grande route vers la mort
    - le voyage interminable, mais raconté
    par Robespierre minute après minute,
    sa mâchoire cassée entre les mains -,
    Churruca dans sa barrique telle un trône
    écarlate, les pas déjà comptés
    de Lincoln en sortant au théâtre,
    le rôle de Trotski et ses gémissements
    de sanglier, Madère et son regard
    auquel nul n'a répondu: pourquoi me tuent-ils ?,
    les injures, les soupirs, les silences
    du criminel, le saint, le pauvre diable,
    cimetière de phrases et d'anecdotes
    que les chiens rhétoriques fouillent,
    l'animal qui meurt et le sait,
    savoir commun, inutile, bruit obscur
    de la pierre qui tombe, le son monotone
    des os brisés dans le combat
    et la bouche d'écume du prophète
    et son cri et le cri du bourreau
    et le cri de la victime...

    ce sont des flammes
    les yeux et ce sont des flammes ce qu'ils regardent,
    flamme est l'oreille, le son est flamme,
    braise les lèvres et tison la langue,
    le toucher et ce qu'il touche, la pensée,
    et le pensé, flamme est celui qui pense
    tout se consume, l'univers est flamme
    il brûle ce même rien qui n'est pas rien
    sinon un penser en flammes, enfin la fumée:
    il n'y a ni bourreau ni victime...

    et le bruit dans le soir du vendredi ? et le silence
    qui se couvre de signes, le silence
    qui dit sans dire, il ne dit rien ?,
    ils ne sont rien les cris des hommes ?,
    il ne se passe rien quand passe le temps ?,

    - il ne se passe rien, seul un cillement
    de soleil, un mouvement à peine, rien,
    il n'y a pas de rédemption, il ne revient pas en arrière le temps,
    les morts restent figés dans leur mort
    et ne peuvent mourir d'une autre mort,
    intouchables, cloués en leur geste,
    depuis leur solitude, depuis leur mort
    sans sursis ils nous regardent sans nous regarder,
    leur mort c'est la statue de leur vie,
    un toujours être déjà rien pour toujours,
    chaque minute est rien pour toujours,
    un roi fantôme régit ses battements de cœur
    et ton geste final, ton dur masque
    moulé sur ton visage changeant:
    nous sommes le monument d'une vie
    étrangère et non vécue, à peine notre

    -la vie, quand fut-elle réellement notre ?
    quand sommes-nous réellement ce que nous sommes ?
    nous ne sommes jamais bien regardés, jamais nous ne sommes
    en tête à tête sinon vertige et vide,
    grimaces dans le miroir, horreur et vomissure,
    jamais la vie est nôtre, elle est aux autres,
    la vie n'est à personne, nous sommes tous
    la vie -pain de soleil pour les autres,
    je suis autre quand je suis, mes actes
    sont davantage miens s'ils sont aussi à tous,
    pour que je puisse être il me faut être autre,
    sortir de moi, me chercher parmi les autres,
    les autres qui ne sont pas si moi je n'existe pas,
    les autres qui me donnent pleine existence,
    je ne suis pas, il n'y a pas de je, toujours nous sommes autres,
    la vie est autre, toujours ailleurs, très loin,
    hors de toi, de moi, toujours à l'horizon,
    vie qui nous dévie et nous aliène,
    vie qui nous invente un visage et le pourrit,
    faim d'être, ô mort, pain de tous,

    Héloïse, Perséphone, Marie,
    montre enfin ton visage pour que je voie
    ma véritable figure, celle de l'autre,
    ma figure de ce nous pour toujours à tous,
    figure d'arbre et de boulanger,
    de chauffeur et de nuage et de marin,
    figure de soleil et de ruisseau et de Pierre et Paul,
    figure de solitaire collectif,
    réveille-moi, oui, je nais:

    vie et mort signent un pacte en toi, dame de la nuit,
    tour de clarté, reine de l'aube,
    vierge lunaire, mère de l'eau mère,
    corps du monde, maison de la mort,
    je tombe sans fin depuis ma naissance,
    je tombe dans moi-même sans toucher mon fond,
    recueille-moi dans tes yeux, assemble la poussière
    dispersée et réconcilie mes cendres,
    attache mes os divisés, souffle
    sur mon être, enterre-moi dans ta terre,
    ton silence de paix vers la pensée
    contre elle-même aérée;

    ouvre la main, dame des moissons que sont les jours,
    le jour est immortel, il s'élève, croît,
    vient de naître et ne cesse jamais,
    chaque jour est à naître, chaque lever de jour
    est une naissance et je me réveille,
    nous nous réveillons tous, il se lève
    le soleil figure de soleil, Jean se réveille
    avec sa figure de Jean figure de tous,
    porte de l'être, réveille-moi, lève-toi,
    laisse-moi voir le visage de ce jour,
    laisse-moi voir le visage de cette nuit,
    tout communie et se transfigure,
    arc de sang, pont des battements de cœur,
    emmène-moi de l'autre côté de cette nuit,
    là où je suis toi nous sommes nous-mêmes,
    au rein des prénoms enlacés,

    porte de l'être; ouvre ton être, réveille-toi,
    apprends à être aussi, moule ta figure,
    travaille tes traits, sois un visage
    pour regarder mon visage et qu'il te regarde,
    pour regarder la vie jusque dans la mort,
    visage de mer, de pain, de roche et de fontaine,
    source qui dissout nos visages
    dans le visage sans nom, dans l'être sans visage,
    indicible présence d'entre les présences...

    je veux poursuivre, aller plus loin, et je ne peux pas:
    l'instant se précipite en un autre et un autre,
    j'ai dormi des rêves de pierre que je n'ai pas rêvé
    et à la fin des ans comme des pierres
    j'ai entendu chanter mon sang emprisonné,
    avec une rumeur de lumière la mer chantait,
    une à une cédaient les murailles,
    toutes les portes se démolissaient
    et le soleil entrait en trombe par mon front,
    décillait mes paupières fermées,
    décollait mon être de son enveloppe,
    m'arrachait à moi, me séparait
    de mon sommeil rude de siècles de pierre
    et sa magie de miroirs revivait
    un saule de cristal, un peuplier d'eau sombre,
    un haut jet d'eau que le vent arque,
    un arbre bien planté mais dansant,
    un cheminement de fleuve qui s'incurve,
    avance, recule, fait un détour
    et arrive toujours...

    http://armanny.blogg.org

    http://www.ipernity.com/home/armanny


  • --------------

    O ! Que j'aime la solitude !
    Que ces lieux sacrés à la nuit,
    Eloignés du monde et du bruit,
    Plaisent à mon inquiétude !
    Mon Dieu! Que mes yeux sont contents
    De voir ces bois qui se trouvèrent
    A la nativité du temps,
    Et que tous les Siècles révèrent,
    Etre encore aussi beaux et verts,
    Qu'aux premiers jours de l'Univers !

    Un gai zéphyr les caresse
    D'un mouvement doux et flatteur.
    Rien que leur extrême hauteur
    Ne fait remarquer leur vieillesse.
    Jadis Pan et ses demi-dieux
    Y vinrent chercher du refuge,
    Quand Jupiter ouvrit les cieux
    Pour nous envoyer le Déluge,
    Et se sauvant sur leurs rameaux,
    A peine virent-ils les eaux.

    Que sur cette épine fleurie,
    Dont le printemps est amoureux,
    Philomèle au chant langoureux
    Entretient bien ma rêverie !
    Que je prends de plaisir à voir
    Ces monts pendants en précipices,
    Qui, pour les coups du désespoir
    Sont aux malheureux si propices,
    Quand la cruauté de leur sort,
    Les force à rechercher la mort !

    Que je trouve doux le ravage
    De ces fiers torrents vagabonds,
    Qui se précipitent par bonds
    Dans ce vallon frais et sauvage !
    Puis glissant sous les arbrisseaux,
    Ainsi que des serpents sur l'herbe,
    Se changent en plaisants ruisseaux,
    Où quelque Naïade superbe
    Règne comme en son lit natal,
    Dessus un trône de cristal !

    Que j'aime ce marais paisible !
    Il est tout bordé d'alisiers,
    D'aulnes, de saules et d'osiers,
    A qui le fer n'est point nuisible.
    Les Nymphes y cherchant le frais,
    S'y viennent fournir de quenouilles,
    De pipeaux, de joncs et de glais ;
    Où l'on voit sauter les grenouilles,
    Qui de frayeur s'y vont cacher
    Sitôt qu'on veut s'en approcher.

    Là, cent mille oiseaux aquatiques
    Vivent, sans craindre en leur repos,
    Le giboyeur fin et dispos,
    Avec ses mortelles pratiques,
    L'un, tout joyeux d'un si beau jour,
    S'amuse à becqueter sa plume ;
    L'autre alentit le feu d'amour
    Qui dans l'eau même se consume,
    Et prennent tout innocemment
    Leur plaisir en cet élément.

    Jamais l'été, ni la froidure
    N'ont vu passer dessus cette eau
    Nulle charrette ni bateau,
    Depuis que l'un et l'autre dure ;
    Jamais voyageur altéré
    N'y fit servir sa main de tasse ;
    Jamais chevreuil désespéré
    N'y finit sa vie à la chasse ;
    Et jamais le traître hameçon
    N'en fit sortir aucun poisson.

    Que j'aime à voir la décadence
    De ces vieux châteaux ruinés,
    Contre qui les ans mutinés
    Ont déployé leur insolence !
    Les sorciers y font leur sabbat ;
    Les démons follets s'y retirent,
    Qui d'un malicieux ébat
    Trompent nos sens et nous martyrent ;
    Là se nichent en mille trous
    Les couleuvres et les hiboux.

    L'orfraie, avec ses cris funèbres,
    Mortels augures des destins,
    Fait rire et danser les lutins
    Dans ces lieux remplis de ténèbres.
    Sous un chevron de bois maudit
    Y branle le squelette horrible
    D'un pauvre amant qui se pendit
    Pour une bergère insensible,
    Qui d'un seul regard de pitié
    Ne daigna voir son amitié.

    Aussi le Ciel juge équitable,
    Qui maintient les lois en vigueur,
    Prononça contre sa rigueur
    Une sentence épouvantable :
    Autour de ces vieux ossements
    Son ombre, aux peines condamnée,
    Lamente en longs gémissements
    Sa malheureuse destinée,
    Ayant pour croître son effroi
    Toujours son crime devant soi.

    Là, se trouvent sur quelques marbres
    Des devises du temps passé ;
    Ici, l'âge a presque effacé
    Des chiffres taillés sur les arbres ;
    Le plancher du lieu le plus haut
    Est tombé jusque dans la cave,
    Que la limace et le crapaud
    Souillent de venin et de bave ;
    Le lierre y croît au foyer,
    A l'ombrage d'un grand noyer.

    Là dessous s'étend une voûte
    Si sombre en un certain endroit,
    Que, quand Phébus y descendrait,
    Je pense qu'il n'y verrait goutte ;
    Le sommeil aux pesants sourcils,
    Enchanté d'un morne silence,
    Y dort, bien loin de tous soucis,
    Dans les bras de la Nonchalance,
    Lâchement couché sur le dos
    Dessus des gerbes de pavots.

    Au creux de cette grotte fraîche
    Où l'Amour se pourrait geler,
    Écho ne cesse de brûler
    Pour son amant froid et revêche ;
    Je m'y coule sans faire bruit,
    Et par la céleste harmonie
    D'un doux luth, aux charmes instruit,
    Je flatte sa triste manie,
    Faisant répéter mes accords
    A la voix qui lui sert de corps.

    Tantôt, sortant de ces ruines,
    Je monte au haut de ce rocher,
    Dont le sommet semble chercher
    En quel lieu se font les bruines ;
    Puis je descends tout à loisir,
    Sous une falaise escarpée,
    D'où je regarde avec plaisir
    L'onde qui l'a presque sapée
    Jusqu'au siège de Palemon,
    Fait d'éponges et de limon.

    Que c'est une chose agréable
    D'être sur le bord de la mer,
    Quand elle vient à se calmer
    Après quelque orage effroyable !
    Et que les chevelus Tritons,
    Hauts, sur les vagues secouées,
    Frappent les airs d'étranges tons
    Avec leurs trompes enrouées,
    Dont l'éclat rend respectueux
    Les vents les plus impétueux.

    Tantôt l'onde, brouillant l'arène,
    Murmure et frémit de courroux,
    Se roulant dessus les cailloux
    Qu'elle apporte et qu'elle r'entraîne.
    Tantôt, elle étale en ses bords,
    Que l'ire de Neptune outrage,
    Des gens noyés, des monstres morts,
    Des vaisseaux brisés du naufrage,
    Des diamants, de l'ambre gris,
    Et mille autres choses de prix.

    Tantôt, la plus claire du monde,
    Elle semble un miroir flottant,
    Et nous représente à l'instant
    Encore d'autres cieux sous l'onde.
    Le soleil s'y fait si bien voir,
    Y contemplant son beau visage,
    Qu'on est quelque temps à savoir
    Si c'est lui-même, ou son image,
    Et d'abord il semble à nos yeux
    Qu'il s'est laissé tomber des cieux.

    http://armanny.blogg.org

    http://www.ipernity.com/home/armanny



  • --------------

    Une fois, sur le minuit lugubre, pendant que je méditais,
    faible et fatigué, sur maint précieux et curieux volume
    d'une doctrine oubliée, pendant que je donnais de la tête,
    presque assoupi, soudain il se fit un tapotement, comme de
    quelqu'un frappant doucement, frappant à la porte de ma
    chambre. «C'est quelque visiteur, - murmurai-je, -
    qui frappe à la porte de ma chambre;
    ce n'est que cela et rien de plus.»

    Ah ! distinctement je me souviens que c'était dans le glacial
    décembre, et chaque tison brodait à son tour le plancher du
    reflet de son agonie. Ardemment je désirais le matin;
    en vain m'étais-je efforcé de tirer de mes livres
    un sursis à ma tristesse, ma tristesse pour ma Lénore
    perdue, pour la précieuse et rayonnante fille que les anges
    nomment Lénore, - et qu'ici on ne nommera jamais plus.

    Et le soyeux, triste et vague bruissement des rideaux
    pourprés me pénétrait, me remplissait de terreurs
    fantastiques, inconnues pour moi jusqu'à ce jour;
    si bien qu'enfin pour apaiser le battement de mon cœur,
    je me dressai, répétant: «C'est quelque visiteur attardé
    sollicitant l'entrée à la porte de ma chambre;
    - c'est cela même, et rien de plus.»

    Mon âme en ce moment se sentit plus forte. N'hésitant donc
    pas plus longtemps: «Monsieur, dis-je, ou madame, en
    vérité, j'implore votre pardon; mais le fait est que je
    sommeillais et vous êtes venu frapper si doucement, si
    faiblement vous êtes venu frapper à la porte
    de ma chambre, qu'à peine étais-je certain
    de vous avoir entendu.» Et alors j'ouvris
    la porte toute grande; - les ténèbres, et rien de plus.

    Scrutant profondément ces ténèbres, je me tins longtemps
    plein d'étonnement, de crainte, de doute, rêvant des rêves
    qu'aucun mortel n'a jamais osé rêver; mais le silence ne fut
    pas troublé, et l'immobilité ne donna aucun signe, et le seul
    mot proféré fut un nom chuchoté: «Lénore !» - C'était moi
    qui le chuchotais, et un écho à son tour murmura ce mot:
    «Lénore !» Purement cela, et rien de plus.

    Rentrant dans ma chambre, et sentant en moi toute mon
    âme incendiée, j'entendis bientôt un coup un peu plus fort
    que le premier. «Sûrement, - dis-je, - sûrement,
    il y a quelque chose aux jalousies de ma fenêtre;
    voyons donc ce que c'est, et explorons ce mystère.
    Laissons mon cœur se calmer un
    instant, et explorons ce mystère;
    - c'est le vent, et rien de plus.»

    Je poussai alors le volet, et, avec un tumultueux battement
    d'ailes, entra un majestueux corbeau digne des anciens
    jours. Il ne fit pas la moindre révérence, il ne s'arrêta pas,
    il n'hésita pas une minute; mais avec la mine d'un lord
    ou d'une lady, il se percha au-dessus de la porte
    de ma chambre; il se percha sur un buste de Pallas
    juste au-dessus de la porte de ma chambre;
    - il se percha, s'installa, et rien de plus.

    Alors, cet oiseau d'ébène, par la gravité de son maintien et
    la sévérité de sa physionomie, induisant ma triste
    imagination à sourire: «Bien que ta tête, - lui dis-je, -
    soit sans huppe et sans cimier, tu n'es certes
    pas un poltron, lugubre et ancien corbeau,
    voyageur parti des rivages de la nuit.
    Dis-moi quel est ton nom seigneurial
    aux rivages de la nuit plutonienne !»

    Le corbeau dit: «Jamais plus !»

    Je fus émerveillé que ce disgracieux volatile entendît si
    facilement la parole, bien que sa réponse n'eût pas une bien
    grand sens et ne me fût pas d'un grand secours; car nous
    devons convenir que jamais il ne fut donné à un homme
    vivant de voir un oiseau au-dessus de la porte
    de sa chambre, un oiseau ou une bête sur un buste
    sculpté au-dessus de la porte de sa chambre,
    se nommant d'un nom tel que - Jamais plus !

    Mais le corbeau, perché solitairement sur le buste placide,
    ne proféra que ce mot unique, comme si dans ce mot unique
    il répandait toute son âme. Il ne prononça rien de plus;
    il ne remua pas une plume, - jusqu'à ce que je me prisse
    à murmurer faiblement: «D'autres amis se sont déjà envolés
    loin de moi; vers le matin, lui aussi, il me quittera
    comme mes anciennes espérances déjà envolées.»

    L'oiseau dit alors: «Jamais plus !»

    Tressaillant au bruit de cette réponse jetée avec
    tant d'à-propos: Sans doute, - dis-je, - ce qu'il
    prononce est tout son bagage de savoir, qu'il a pris
    chez quelque maître infortuné que le Malheur
    impitoyable a poursuivi ardemment, sans répit,
    jusqu'à ce que ses chansons n'eussent plus qu'un
    seul refrain, jusqu'à ce que le De profundis de son
    Espérance eût pris ce mélancolique refrain:

    «Jamais - jamais plus !»

    Mais le corbeau induisant encore toute ma
    triste âme à sourire, je roulai tout de suite un siège
    à coussins en face de l'oiseau et du buste et de la
    porte; alors, m'enfonçant dans le velours, je
    m'appliquai à enchaîner les idées aux idées, cherchant
    ce que cet augural oiseau des anciens jours, ce que
    ce triste, disgracieux, sinistre, maigre et augural
    oiseau des anciens jours voulait faire entendre en
    croassant son - Jamais plus !

    Je me tenais ainsi, rêvant, conjecturant, mais
    n'adressant plus une syllabe à l'oiseau, dont les
    yeux ardents me brûlaient maintenant jusqu'au fond
    du cœur: je cherchai à deviner cela, et plus encore,
    ma tête reposant à l'aise sur le velours du coussin
    que caressait la lumière de la lampe, ce velours
    violet caressé par la lumière de la lampe que sa tête,
    à Elle, ne pressera plus, - ah ! jamais plus !

    Alors, il me sembla que l'air s'épaississait, parfumé par
    un encensoir invisible que balançaient les séraphins
    dont les pas frôlaient le tapis de ma chambre.
    «Infortuné! - m'écriai-je, - ton Dieu t'a donné par ses
    anges, il t'a envoyé du répit, du répit et du népenthès
    dans tes souvenirs de Lénore ! Bois, oh ! bois ce
    bon népenthès, et oublie cette Lénore perdue !»

    Le corbeau dit: «Jamais plus !»

    «Prophète! - dis-je, - être de malheur! oiseau ou démon !
    mais toujours prophète! que tu sois un envoyé du
    Tentateur, ou que la tempête t'ait simplement échoué,
    naufragé, mais encore intrépide, sur cette terre déserte,
    ensorcelée, dans ce logis par l'Horreur hanté, - dis-moi
    sincèrement, je t'en supplie, existe-t-il, existe-t-il ici un
    baume de Judée ? Dis, dis, je t'en supplie !»

    Le corbeau dit: «Jamais plus !»

    «Prophète ! - dis-je, - être de malheur! oiseau ou démon !
    toujours prophète ! par ce ciel tendu sur nos têtes, par
    ce Dieu que tous deux nous adorons, dis à cette âme
    chargée de douleur si, dans le Paradis lointain, elle
    pourra embrasser une fille sainte que les anges nomment
    Lénore, embrasser une précieuse et rayonnante fille que
    les anges nomment Lénore.»

    Le corbeau dit: «Jamais plus !»

    «Que cette parole soit le signal de notre séparation,
    oiseau ou démon ! - hurlai-je en me redressant. - Rentre
    dans la tempête, retourne au rivage de la nuit plutonienne;
    ne laisse pas ici une seule plume noire comme souvenir
    du mensonge que ton âme a proféré; laisse ma solitude
    inviolée; quitte ce buste au-dessus de ma porte; arrache
    ton bec de mon cœur et précipite ton spectre loin de ma
    porte ! »

    Le corbeau dit: «Jamais plus ! »

    Et le corbeau, immuable, est toujours installé sur le buste
    pâle de Pallas, juste au-dessus de la porte de ma chambre;
    et ses yeux ont toute la ressemblance des yeux d'un démon
    qui rêve; et la lumière de la lampe, en ruisselant sur lui,
    projette son ombre sur le plancher; et mon âme, hors du
    cercle de cette ombre qui gît flottante sur le plancher, ne
    pourra plus s'élever, - jamais plus...

    http://armanny.blogg.org

    http://www.ipernity.com/home/armanny


  • --------------

    Il perd ses plumes perd ses larmes

    Comme un cœur se vide de larmes
    L'arrosoir a perdu ses plumes

    Éventail au soleil fané
    Loterie des mois des années
    Dans l'allée le sable s'enroue
    Où mon chagrin fera la roue

    Jardin faut-il que tu t'en ailles
    Et l'été de cet éventail
    Secondé par mon petit doigt
    Qui chatouille un bouton de rose
    Effronté sans pourtant qu'il ose
    Trop presser son éclosion

    Après s'être bien amusée
    La rose rentre en son cocon
    La rose revêt sa chemise
    Et tout est à recommencer

    Et les outils dans la remise
    Ensemble-jardin se lamentent
    L'arrosoir voudrait sur l'amante
    Verser des larmes mais la bêche
    N'a pas retrouvé cette espiègle
    Qui se cache sous l'herbe sèche

    http://armanny.blogg.org

    http://www.ipernity.com/home/armanny


  • --------------

    Fenêtre, qu'on cherche souvent
    pour ajouter à la chambre comptée
    tous les grands nombres indomptés
    que la nuit va multipliant.

    Fenêtre, où autrefois était assise
    celle qui, en guise de tendresse,
    faisait un lent travail qui baisse
    et immobilise...

    Fenêtre, dont une image bue
    dans la claire carafe germe.
    Boucle qui ferme
    la vaste ceinture de notre vue.

    http://armanny.blogg.org

    http://www.ipernity.com/home/armanny