• Gérard de Nerval

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    Voici ce que je vis : Les arbres sur ma route
    Fuyaient mêlés, ainsi qu'une armée en déroute,
    Et sous moi, comme ému par les vents soulevés,
    Le sol roulait des flots de glèbe et de pavés !

    Des clochers conduisaient parmi les plaines vertes
    Leurs hameaux aux maisons de plâtre, recouvertes
    En tuiles, qui trottaient ainsi que des troupeaux
    De moutons blancs, marqués en rouge sur le dos !

    Et les monts enivrés chancelaient, - la rivière
    Comme un serpent boa, sur la vallée entière
    Étendu, s'élançait pour les entortiller...
    - J'étais en poste, moi, venant de m'éveiller !

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    Homme ! libre penseur - te crois-tu seul pensant
    Dans ce monde où la vie éclate en toute chose :
    Des forces que tu tiens ta liberté dispose,
    Mais de tous tes conseils l'univers est absent.

    Respecte dans la bête un esprit agissant : ...
    Chaque fleur est une âme à la Nature éclose ;
    Un mystère d'amour dans le métal repose :
    "Tout est sensible ! " - Et tout sur ton être est puissant !

    Crains dans le mur aveugle un regard qui t'épie
    A la matière même un verbe est attaché ...
    Ne la fais pas servir à quelque usage impie !

    Souvent dans l'être obscur habite un Dieu caché ;
    Et comme un oeil naissant couvert par ses paupières,
    Un pur esprit s'accroît sous l'écorce des pierres !

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    Il est un air pour qui je donnerais
    Tout Rossini, tout Mozart et tout Weber,
    Un air très-vieux, languissant et funèbre,
    Qui pour moi seul a des charmes secrets !

    Or, chaque fois que je viens à l'entendre,
    De deux cents ans mon âme rajeunit...
    C'est sous Louis treize; et je crois voir s'étendre
    Un coteau vert, que le couchant jaunit,

    Puis un château de brique à coins de pierre,
    Aux vitraux teints de rougeâtres couleurs,
    Ceint de grands parcs, avec une rivière
    Baignant ses pieds, qui coule entre des fleurs;

    Puis une dame, à sa haute fenêtre,
    Blonde aux yeux noirs, en ses habits anciens,
    Que, dans une autre existence peut-être,
    J'ai déjà vue... et dont je me souviens !

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    Le rêve est une seconde vie. Je n'ai pu percer sans frémir ces portes d'ivoire ou de corne qui nous séparent du monde invisible. Les premiers instants du sommeil sont l'image de la mort; un engourdissement nébuleux saisit notre pensée, et nous ne pouvons déterminer l'instant précis où le moi, sous une autre forme, continue l'œuvre de l'existence. C'est un souterrain vague qui s'éclaire peu à peu, et où se dégagent de l'ombre et de la nuit les pâles figures gravement immobiles qui habitent le séjour des limbes. Puis le tableau se forme, une clarté nouvelle illumine et fait jouer ces apparitions bizarres; - le monde des Esprits s'ouvre pour nous.

    Swedenborg appelait ces visions Memorabilia; il les devait à la rêverie plus souvent qu'au sommeil; l'Âne d'or d'Apulée, la Divine Comédie du Dante, sont les modèles poétiques de ces études de l'âme humaine. Je vais essayer, à leur exemple, de transcrire les impressions d'une longue maladie qui s'est passée tout entière dans les mystères de mon esprit; - et je ne sais pourquoi je me sers de ce terme maladie, car jamais, quant à ce qui est de moi-même, je ne me suis senti mieux portant. Parfois, je croyais ma force et mon activité doublées; il me semblait tout savoir, tout comprendre; l'imagination m'apportait des délices infinies. En recouvrant ce que les hommes appellent la raison, faudra-t-il regretter de les avoir perdues ?...

    Cette Vita nuova a eu pour moi deux phases. Voici les notes qui se rapportent à la première. - Une dame que j'avais aimée longtemps et que j'appellerai du nom d'Aurélia, était perdue pour moi. Peu importent les circonstances de cet événement qui devait avoir une si grande influence sur ma vie. Chacun peut chercher dans ses souvenirs l'émotion la plus navrante, le coup le plus terrible frappé sur l'âme par le destin; il faut alors se résoudre à mourir ou à vivre ; - je dirai plus tard pour quoi je n'ai pas choisi la mort. Condamné par celle que l'aimais, coupable d'une faute dont je n'espérais plus le pardon, il ne me restait qu'à me jeter dans les enivrements vulgaires; j'affectai la joie et l'insouciance, je courus le monde, follement épris de la variété et du caprice; j'aimais surtout les costumes et les murs bizarres des populations lointaines, il me semblait que je déplaçais ainsi les conditions du bien et du mal,; les termes, pour ainsi dire de ce qui est sentiment pour nous autres Français. « Quelle folie, me disais-je, d'aimer ainsi d'un amour platonique une femme qui ne vous aime plus ! Ceci est la faute de mes lectures; j'ai pris au sérieux es inventions des poëtes, et je me suis fait une Laure ou une Béatrix d'une personne ordinaire de notre siècle...

    Passons à d'autres intrigues, et celle-là sera vite oubliée. » L'étourdissement d'un joyeux carnaval dans une ville d'Italie chassa toutes mes idées mélancoliques. J'étais si heureux du soulagement que j'éprouvais, que je faisais part de ma joie à tous mes amis, et, dans mes lettres, le leur donnais pour l'état constant de mon esprit, ce qui n'était que surexcitation fiévreuse. Un jour, arriva dans la ville une femme d'une grande renommée qui me prit en amitié et qui, habituée à plaire et à éblouir, m'entraîna sans peine dans le cercle de ses admirateurs. Après une soirée où elle avait été à la fois naturelle et pleine d'un charme dont tous éprouvaient l'atteinte, je me sentis épris d'elle à ce point que je ne voulus pas tarder un instant à lui écrire. J'étais si heureux de sentir mon cour capable d'un amour nouveau !...

    J'empruntais, dans cet enthousiasme factice, les formules mêmes qui, si peu de temps auparavant, m'avaient servi pour peindre un amour véritable et longtemps éprouvé. La lettre partie, j'aurais voulu la retenir, et j'allai rêver dans la solitude à ce qui me semblait une profanation de mes souvenirs. Le soir rendit à mon nouvel amour tout le prestige de la veille. La dame se montra sensible à ce que je lui avais écrit, tout en manifestant quelque étonnement de ma ferveur soudaine. J'avais franchi, en un jour, plusieurs degrés des sentiments que l'on peut concevoir pour une femme avec apparence de sincérité. Elle m'avoua que je l'étonnais tout en la rendant fière. J'essayai de la convaincre; mais quoi que je voulusse lui dire, je ne pus ensuite retrouver dans nos entretiens le diapason de mon style, de sorte que je fus réduit à lui avouer, avec larmes, que je m'étais trompé moi-même en l'abusant. Mes confidences attendries eurent pourtant quelque charme, et une amitié plus forte dans sa douceur succéda à clé vaines protestations de tendresse.

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    Au printemps l'oiseau naît et chante :
    N'avez-vous pas ouï sa voix ?...
    Elle est pure, simple et touchante,
    La voix de l'oiseau - dans les bois !

    L'été, l'oiseau cherche l'oiselle ;
    Il aime - et n'aime qu'une fois !
    Qu'il est doux, paisible et fidèle,
    Le nid de l'oiseau - dans les bois !

    Puis quand vient l'automne brumeuse,
    il se tait... avant les temps froids.
    Hélas ! qu'elle doit être heureuse
    La mort de l'oiseau - dans les bois !

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